... promeneur, à l’heure des crépuscules, si des armes le fracas oyez, réfugiez au bastion. Revêtez ce manteau où se tordent les os froids de sueur. Laissez votre regard succomber aux tréfonds. Fermez les portes surtout, surtout fermez les toutes. Trouvez un recoin sombre, taisez torches et mots et priez qu’au dehors ne se trouve point âme hardie au souvenir de ce repère que foule votre ultime fortune. Et s’il passait un mort, puisse-t-il vous garder plus que vous dénoncer. Alors, si jamais du temps possédez encor’, pour son salut plus que le vôtre creusez !
Les lettres obscures d’un ménestrel avaient guidées mes pas de voyageur au travers de sentiers encombrés de ronces et de rivières asséchées. Au sommet d’un mont, je trouvais, emmitouflé sous les brumes et les fougères, les tours d’un fort en ruine que bordaient les rives d’un étang. Malgré les siècles, la construction offrait une impression de majesté. Au delà du roc, l’architecture s’élançait vers l’infini tandis que les profondes douves qui la contouraient, à l’image de douloureuses blessures endormies, s’étaient taries au gré des saisons. Contraint de se retirer, l’eau ne défendait plus dorénavant qu’une forêt de joncs abritant quelques batraciens, tandis que les murailles écroulées de l’entrée se renvoyaient un écho succinct de pépiements d’oiseaux qui se les disputaient.
Il me sembla que je me trouvais seul en ce lieu. D’un geste amusé je brandis mes notes et relu à haute voix ces Confessions d’une dernière bataille qui y faisait encore rage.
Et c’est alors que Sir le Duc de Jalles d’un bouclier téméraire désarçonnait tour à tour la vaillance de ses adversaires, leur assenant le coup de grâce d’une rage chaque fois nouvelle. Mais l’ennemi progressait trop rapidement depuis que les garnisons de la chevalerie s’étaient heurtées aux hordes d’arbalétriers du seigneur en conquête. Le premier front de défense n’était plus. L’assaut conclu des tourelles plaçait Sir Daramon en position de force. Sir Jalles n’avait plus le choix. A cet instant de la bataille, le fort était aux mains de l’adversaire, mais pas encore tout à fait perdu. Même si tout espoir de trêve lui serait refusé, se rendre coûterait la vie à tous, l’honneur d’ores et déjà souillé, il poussa d’un ultime recours à sa corne son arrière garde au repli au sein de la tour du Nord. Un passage dissimulé dans les profondeurs du roc saurait les conduire au pied du mont. Une journée lui suffirait alors pour rassembler ses vassaux et reprendre d’une main forte son bien. Au signal, les âmes débordées se ruèrent à l’agonie vers ce dernier espoir de fuite. Mais à peine les portes de la tour furent elles condamnées que les lances et les épées se retirèrent à l’extérieur. Bientôt, plus un bruit ne perça. L’ennemi semblait s’en être soudain retourné. « Qu’est ce stratagème ? » dut s’interroger Sir Jalles d’une hésitation qui lui fut fatale. Un dernier instant, il se tint contre les portes et retint sa garde, prêt à ressortir livrer le combat. C’est alors qu’il comprit son erreur. Un sifflement brutal suivi d’un craquement lourd retentirent et la tour encore fière s’effondra sur eux comme un château de sable surprit par une déferlante. Tandis que les armures prenaient possession de leur dernier tombeau, l’ennemi célébra la victoire. Tout autour du mont, apparurent alors par dizaines les pierrières et les trébuchets que l’on avait hissés, remontés, chargés et appointés vers la tour en prévision de ce seul éclat. Ceux qui parvinrent au pied du mont étaient attendus. La langue d’un traître, tout autant que le hurlement des balistes aurait scellé leur sort de vaincus …
Le flot du récit plus que les heures de marche me précipitèrent au contact de l’édifice. S’il s’en faut parfois de peu de choses pour ôter la raison, me jeter au beau milieu des ruines flamboyantes déroba les dernières onces de ma réalité ; le spectacle de la dernière bataille du fort s’élevait en moi et, sans m’en rendre compte, je parcourais de long en large les parcelles de pierraille rougeâtres du soir qui séparaient les étages, m’élançais en chaque recoin, entonnais une strophe, gravissais chaque escalier, plaquais mes paumes sur chaque armoirie et considérais l’ensemble d’un œil fier comme l’on reconnaît sa chair et son sang. C’est alors que la lumière termina de décliner et l’obscurité du monde remonta la plaine pour subjuguer le mont. C’est à ce moment que je réalisais mon errance. Un regain de froidure me mordit aux épaules. Combien de temps s’était-il écoulé depuis mon ascension pour que le soir me surprenne de la sorte ? Quoi qu’il en fût, il me fallait redescendre et sans tarder je m’engageais sur les sentiers du retour. Mais au bout d’un court moment, je fis halte. Un bref calcul mit en garde mon emportement ; la route serait bien trop longue et périlleuse jusqu’au village en contrebas. Ce que je redoutais se réalisa : il me faudrait passer ici la nuit.
Je trouvais un vieux banc aménagé à bonne distance des ruines, de l’autre côté de l’étang, accoudé entre deux pins sylvestres. Depuis cet observatoire, le fort prenait les allures d’un monstre qu’un sorcier aurait pétrifié. Qui n’a jamais été contraint au somme en tel endroit ne peut juger de l’effet que produisent mille ans d’histoire à l’heure des lunes et des ciels de marbre. Un sentiment dévorant me prit tout à coup. La seule présence de ces murs épais, de cette végétation débordante, de ces portes autrefois dérobées, de ces salles utilisées pour la torture suffit à transformer le songe de la bête en un repère hanté où chaque élément m’inspectait, se révélait à moi sans jamais véritablement se montrer et se jouait de mon courage qui n’était alors plus que sac crevé de folies latentes. Parce que la nuit reste le domaine des morts, l’heure était venue pour ces ruines de s’agiter un peu, pour ces branches de me faire frémir, pour ce vent de me murmurer les pires histoires à seule fin de réveiller ces peurs enfouies et de les faire danser comme de flammes d’un bûcher autour de mon être. Sous les étoiles, le vent gagna en vigueur. Il chassa les épaisses brumes et dévoila une forêt d’éclats de diamants ; des toiles d’araignées formaient d’immenses bulles au dessus de chaque buisson.
Recroquevillé, les membres serrés contre le corps, je gisais frileux, les yeux exorbités aux aguets de tout ce qui n’écoutait plus mon unique raison. A quoi ma panique grandissante pouvait-elle se raccrocher ? C’est alors que j’entendis des coassements et l’étang impassible me fut un refuge de fascinations momentanées. Contrairement au reste de la nature, rien ne semblait pouvoir l’atteindre. L’on eût même dit que la montagne refusait s’en désaltérer. J’aurais alors aimé être l’un de ces oiseaux de tout à l’heure qui tournoyaient à l’horizon. J’aurais gardé ces dernières images et me serais envolé, sans doute ne serais-je plus jamais revenu.
Je me rendis compte que mes pensées combattaient soudain l’idée d’une condition humaine enchaînée à la terre. J’aurais souhaité pouvoir dépasser les limites de l’univers et du seul désir faire de ce fort un endroit secret à tout jamais.
Le moment me suggéra des idées saugrenues. Je me doutais que les grenouilles ne m’offriraient aucune réponse ; faute de sommeil et de compagnie, elles constituaient encore un interlocuteur. C’est ainsi que j’entamais un long monologue. Je leur racontais ma vie depuis mon enfance sur les côtes d’Armorique jusqu’à ma passion pour les récits de siège et les cohortes fantastiques. J’offrais sur le coup ma préférence aux récits qui imposaient le moins d’ennui au héros qui se devait d’affronter ses peurs. Les gros yeux nébuleux des batraciens me contemplaient sans tressaillir, ou alors était-ce moi qui n’osait plus détacher mon regard de leur petit corps visqueux ? Toujours est-il que la nuit nous frigorifia avant finalement de nous présenter ces nuages déverseurs de pichets avec lesquels il était inutile d’entamer toute conversation.
Je pris le bain comme se seraient exclamés les gens de ce pays. En quelques secondes je ne ressemblai déjà plus qu’à des bourrelets de vêtements aux allures humaines, sautillant gauchement au dessus des flaques de boue affolées et dans tous les sens pour se dénicher un abri. Mes illusions passées de tout à l’heure, le fort se révélait enfin sous son plus mauvais aspect. Un amas calamiteux de bris de verre, de pierres saillantes au désordre malheureux, à la végétation anarchique qui prenait des airs d’armée en campagne sous les éclairs. Les entrées de l’ancien bastion qui m’aurait abrité étaient toutes condamnées d’une grille sévère aux barreaux plus épais qu’une porte de prison. La tour Nord qui devait contenir le fameux passage ne proposait rien qu’un éboulis surplombé d’un colimaçon défoncé sous lequel l’eau se déversait en cascade.
Soudain, je me rappelai avoir aperçu lors de mon ascension un nombre imposant de feuillus qui formaient un toit, lequel jouxtait la construction sur le flan ouest de la butte. Je résolus de m’y rendre. L’entreprise se révéla difficile. Les trombes d’eau rendaient le sentier escarpé quasiment impraticable, et je perdis souvent l’équilibre. Fort heureusement, les nombreuses racines auxquelles je me rattrapais me préservèrent de la chute brutale qui guettait mes intentions. Après un temps qui me parut extrêmement long du fait de l’effort, j’atteignis mon but, à bout de souffle. Je m’étonnais n’y trouver aucun tesson ni rebut de toutes sortes. Les jeunes gens qui gravissaient d’aventure le mont ne s’étaient probablement jamais rendus en ce point. Le sol était celui d’une poignée d’automnes et le tapis sec sur lequel reposaient mes membres me réconforta. « Quelle aventure ! » fis-je à mi-voix, grelottant mais imprégné d’enthousiasme. Lorsque je raconterai cela on me demandera certainement d’y revenir. Le vent qui faisait rage dégageait par intermittences les hautes cimes qui me faisaient face et le val s’offrait à demi-ton à ma contemplation. Le précipice qui s’étendait béant sous mes paupières me parut tout à coup plus mortel. Je n’arrivai plus à m’expliquer comment j’avais pu gravir ce véritable dévers au dessus duquel je m’extasiai perché. Le sommeil me gagna. J’aménageai sommairement une cuvette de feuilles dans laquelle je blottis mes dernières pensées. J’aurais pu m’allonger contre la paroi, mais la crainte qu’une rafale décrochât une pierre de la construction et m’en fit profiter réduit cette idée à néant.
Au beau milieu de la nuit, le vent s’était tu et plus aucun tressaillement sinon celui de ma propre respiration éraillée ne perçait alentour. La voûte qui me protégeait était si épaisse qu'elle aurait empêché les rayons de la lune de percer, comme si les arbres se faisaient ici les gardiens d’une obscurité particulière. C’est alors que j’entendis des chants, des cris, du métal que l’on traînait sur le sol, des roulements de pierre. Je crus tout d’abord que je rêvais. Lorsque j’ouvris les yeux, mon rêve me poursuivait encore. Devant moi, le vide opaque de la nuit ne m’offrait aucune clarté. Les bribes de mon songe éveillé provenaient de derrière. Je roulai pour changer d’épaule d’appui et restai un long moment, le souffle court, aux aguets, tentant de déterminer d’où pouvaient provenir ce qui m’apparaissait maintenant comme de jérémiades entrecoupées de hoquets. Soudain, un filament de lumière s’échappa de la paroi. La lune s’était pourtant réfugiée de l’autre côté du mont ; la curiosité l’emporta. Je me relevai, tentant de faire le moins de bruit possible et m’approchai de la paroi mélancolique. Les sons s'y firent plus nets, mais encore indistincts. Je réalisai l'impossible. A cet endroit, dans cette montagne, sous le château, quelqu’un ou quelque chose produisait ces clartés et ce tintamarre. Les rayons continuèrent de transpercer de temps à autre la pierre. Je ne pouvais pas rester là sans rien faire. A force de tâtonnements excités, je réussis à desceller un premier bloc de terre et de roc qui me faisait obstacle. Cette partie du mont devait en fait constituer un ancien passage, car constituée de pavés disposés simplement les uns sur les autres, à peine soudés par des couches de mousses et de gravillons. A la force des mains, je réussis à dégager un passage et plongeai enfin mon regard dans les profondeurs inattendues de la montagne. Je me rendis compte trop tard que mes illusions s'étaient alors envolées.